Adapter les infrastructures au dégel du pergélisol
Publiée le 20 fév 2025
Les changements climatiques sont visibles à l’œil nu sur le paysage du Nord, mais aussi sur les infrastructures. Des équipes de Sentinelle Nord développent des solutions pour mitiger les effets de ces bouleversements sans précédent.
Dans l’une des quatorze communautés nordiques du Nunavik, le temps presse. Une personne gravement accidentée doit être évacuée de toute urgence vers le Sud par avion, seule liaison rapide et efficace. Seul problème : l’avion est incapable d’atterrir sur la piste, car elle démontre depuis peu des signes de dégradation préoccupants. En grande partie la faute au réchauffement climatique, quatre fois plus rapide dans les régions arctiques que dans le reste du monde1, qui a précipité le dégel du pergélisol sur lequel l’infrastructure est bâtie.
Bien que 100% fictif, ce scénario ne relève pas de la science-fiction. « L’aéroport doit fonctionner dans ces communautés; c’est une question de sécurité publique », fait valoir Jean-Pascal Bilodeau, professeur au Département de génie civil et de génie des eaux de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche Sentinelle Nord en partenariat sur les infrastructures nordiques. Ses travaux portent sur le développement d’infrastructures innovantes, résilientes et durables dans un Nord en transformation. « Certains facteurs qui, jadis, étaient peu pris en compte dans la construction des infrastructures, comme un climat en évolution, sont désormais déterminants. »
C’est le cas du tassement et de l’affaissement des sols jadis gelés en permanence. Ces phénomènes dits thermokarstiques sont au cœur des intérêts de recherche de Pascale Roy-Léveillée, professeure au Département de géographie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche en partenariat sur le pergélisol au Nunavik. « Les changements géomorphologiques sont visibles à l’œil nu, sur les infrastructures, mais aussi sur les paysages, précise-t-elle. Comme ils ne se manifestent pas partout de la même manière, il y a un réel besoin de caractériser le pergélisol. »
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Légende : Les changements géomorphologiques causés par le dégel du pergélisol transforment le paysage, comme en témoigne la formation de mares de thermokarst.
Crédit : Emmanuel L'Hérault
Avec et pour les communautés nordiques
Ces scientifiques cherchent à développer de nouvelles connaissances sur les interactions entre environnements naturels et construits dans le Nord. Pour ce faire, ils combinent plusieurs techniques qui vont bien au-delà du suivi de la température des sols. « On commence par cartographier la géomorphologie et les conditions à la surface, notamment grâce à des outils de télédétection nous permettant de voir ce qui s’y passe au fil des saisons, explique Pascale Roy-Léveillée. Puis, nous échantillonnons le pergélisol dans différents types de dépôts, entre autres pour évaluer leur teneur en glace. »
Mises ensemble, ces données constituent une carte des comportements attendus sur le terrain qui est très utile pour les ingénieurs comme Jean-Pascal Bilodeau. Celui-ci peut par exemple s’y référer pour mieux étudier, en laboratoire comme sur le terrain, les mécanismes et les facteurs affectant la performance des infrastructures construites sur le pergélisol. À terme, ces travaux contribueront à la conception de routes mieux adaptées aux conditions climatiques du Nord. « L’objectif est que ces infrastructures soient capables de fournir leurs services malgré les stresseurs » , indique-t-il. Son équipe travaille d’ailleurs sur des solutions technologiques, dont des capteurs à fibre optique pour le suivi autonome en temps réel des infrastructures, ainsi que l’utilisation de l’apprentissage machine pour mieux comprendre les phénomènes et mécanismes en jeu et anticiper le comportement des infrastructures.
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Légende : Des solutions innovantes sont requises pour pallier les effets délétères du dégel du pergélisol sur les infrastructures comme les routes.
Crédit : Jean-Pascal Bilodeau
Les problèmes liés au pergélisol sont complexes et demandent des approches innovantes, comme les collaborations entre différentes disciplines, mais aussi avec les représentants des communautés nordiques du Nunavik. Ces dernières sont après tout aux premières loges de ce vaste chantier d’adaptation aux changements climatiques. « C’est la partie la plus trippante de notre travail!, s’exclame la professeure Roy-Léveillée. Plutôt que d’imposer des savoirs issus du Sud, nous coconstruisons des solutions qui répondent vraiment aux réalités du Nord. » D’autant plus que Sentinelle Nord a facilité ces partenariats, souligne Jean-Pascal Bilodeau.
Une relève bien outillée
Malgré l’arrivée à terme prochaine du programme Sentinelle Nord, ces chercheurs prévoient poursuivre leurs collaborations dans les années à venir. « Sentinelle Nord a créé un espace où on était encouragés à travailler avec les autres, renchérit Pascale Roy-Léveillée. Nous formons une équipe d’experts de différentes disciplines capables de travailler ensemble pour faire face aux enjeux liés au dégel du pergélisol. C’est d’une valeur inestimable ». Le fait de travailler sur un problème concret et bien circonscrit a été propice à l’établissement de ces liens interdisciplinaires.
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Légende : Pascale Roy-Léveillée et Jean-Pascal Bilodeau animeront chacun une session à la Réunion scientifique Sentinelle Nord 2025. Détails et inscription ici.
Crédit : Dany Vachon
De nombreux étudiants ont été partie prenante de ces travaux au fil des années. Pour le professeur Bilodeau, il s’agit d’un des principaux héritages de Sentinelle Nord. « Ils ont dorénavant une idée de la recherche axée sur l’interdisciplinarité et la collaboration », relève le professeur et ingénieur géologue. La relève est en ce sens bien outillée pour relever les défis du Nord de demain. « Assister au cheminement de ces jeunes scientifiques est un grand plaisir, s’enorgueillit-il. Entre le moment où ils entrent dans notre bureau et celui, des années plus tard, où ils en sortent, ils ont acquis un bagage considérable. »
1 Rantanen, M. et al. (2022). The Arctic has warmed nearly four times faster than the globe since 1979. Communications Earth & Environment.